Célèbre
ophtalmologue du pays de Pont-L'évêque, le petit frère de Roland
Farthes, Jean-Paul, n'a pas eu droit à la postérité de son aîné.
Nous ne savons que peu de choses de lui. Un épisode du journal de
bord de son auguste frère, toutefois, jette quelque lumière sur le
trou noir que fut son existence. Il relate la façon dont Roland
dissuada Jean-Paul définitivement de donner à ses enfants des
prénoms romains.
Il
semble en effet que Jean-Paul Farthes puisait dans les biographies
des empereurs, notamment celle de Marc-Aurèle, une espèce de
métaphysique de la vie. Roland gausse fréquemment entre 1957 et
1963 ce qu'il appelle « l'empirisme » de son frère. Il
faut dire que Roland est intervenu à temps pour éviter à ses
quatre neveux l'opprobre suprême des cours de récréation : le
sobriquet. La belle-soeur de Roland, Simone, avait accouché non pas
de jumeaux comme annoncé, mais de quadruplés.
Le
15 novembre 1957, Roland note dans son carnet intime : « Eu
J-P au bigo. Simone a pondu non pas 2 mais 4 gars. J-P excité :
« je pensais à un truc classique, genre César et Auguste,
mais là, je peux quasiment faire la dynastie des Antonins du premier
coup ! ». Ai suggéré de prendre l'avis de Simone ».
Le
lendemain, 16 novembre, les petits n'ont toujours pas été déclarés
à l'état civil et les fonctionnaires font le pied de grue devant la
chambre de l'hôpital de Lisieux où Simone et Jean-Paul se
déchirent. Ils pressent le couple de choisir enfin les prénoms de
leurs charmants bambins. Roland, appelé par sa belle-soeur, qui sait
l'emprise qu'exerce sur son mari l'intellectuel prodigieux qu'est son
beau-frère, arrive en catastrophe au volant de la nouvelle
Citroën. Simone veut bien consentir à Hadrien et Antonin le
pieux, mais refuse catégoriquement Nerva et Trajan.
Jean-Paul
reproche à Simone de ne rien proposer d'autre pour les deux
derniers : « Ne pas choisir, c'est encore choisir »,
s'énerve-t-il.
-
Mais enfin, frérot ! Cesse de monter sur tes grands chevaux !
, répond Roland.
-
Etre brouillé, ce n'est rien. C'est une autre façon d'être
ensemble, réplique Jean-Paul.
Simone
glisse perfidement : Ca c'est sûr, entre deux individus,
l'harmonie n'est jamais donnée, elle doit indéfiniment se
conquérir ».
-
Mais voyons Simone, reprend Jean-Paul, pourquoi crains-tu que ces
beaux prénoms Nerva ou Trajan fassent de nos enfants des
mégalomanes ?
-
Parce qu'on ne naît pas mégalomane, on le devient !
Accepterais-tu d'appeler ton premier fils Benito ou Adolf ?
Simone a touché un point sensible. Jean-Paul garde un souvenir
cuisant de sa position neutraliste pendant le récent conflit
mondial. Tout le monde n'a pas bien compris à Pont L'évêque
pourquoi après avoir courageusement refusé de soigner en juillet
1943 la conjonctivite du général de la VIIème
Panzerdivision SS « Barbarossa » caserné à deux pas de
chez lui, il avait opposé un an plus tard le même refus impératif
et catégorique au sympathique colonel américain qui venait de
libérer sa chère cité, au prix de l'éviction hors de sa cavité
naturelle de son globe oculaire droit. Jean-Paul avait toujours eu un
problème avec l'engagement, se disait Roland. Petit, il n'arrivait
jamais à se décider s'il fallait entamer la partie de football par
une passe latérale ou en retrait.
-
L'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la
mesure où il se réalise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble
de ses actes, rien d'autre que sa vie bougonna Jean-Paul, et les
quatre garçons que nous avons procréés auront un prénom digne de
mes projets, finit-il en criant. Je renonce aux Antonins ! Mais
je n'ai pas dit mon dernier mot !
-
De toutes façons, si je devais avoir d'autres garçons, je me ferais
avorter, et je l'écrirai partout à Pont L'évêque, et tant pis si
on me traite de salope, hurla Simone, au bord de la crise de nerfs.
Jean-Paul claqua la porte, elle éclata en sanglots dans les bras de
Roland.
Deux
heures plus tard, un officier d'état civil entrait dans la chambre,
muni d'un registre-répertoire ouvert à la lettre F. Il venait
solliciter le paraphe de Simone. Celle-ci faillit se laisser avoir,
mais Roland l'interrompit alors qu'elle traçait le F de SF, sa
signature.
-
T'as lu les prénoms de tes gosses ? Une surprise l'attendait en
effet...
Les
quatre bambins s'appelaient Dioclétien, Maximin, Galère et
Constance Chlore : les 4 tétrarques.
INTERLUDE
TETRARCHIE
Roland
arracha le registre des mains de l'officier et descendit en trombe à
la cafétéria. Jean-Paul paradait auprès d'un groupe d'infirmières,
la pipe au bec.
-
Qu'est-ce que tu es en train de faire comme connerie ? s'écria
Roland.
-
Hein ? Ben quoi ? On cause du peuple, bredouilla Jean-Paul
un peu confus.
-
Tu me donnes la nausée, mon frère reprit Roland.
Et
là, il entreprit de lui faire le tableau. Pour les deux premiers
baptisés, passe encore. Maximin serait surnommé Max. Quant à
Dioclétien, tant que ses camarades ne s'apercevraient pas qu'il a
persécuté des chrétiens, il serait à peu près tranquille, encore
qu'avec des enfants, on n'est jamais sûr qu'ils n'inventent pas un
surnom affreux, du genre 'diocrétin'.
-
Mais appeler ton gosse Galère, franchement !
-
Ben quoi ?
-
Imagine : « Eh, Galère ? » « Oui ? »,
« non, rien... ah ah ah ! ». « Eh, Galère ? »
« Oui ? », « rien ! ». « Eh,
Galère ? » « Oui ? », « Rien !
Galère ? Rien ! Galère ? Rien ! Galère ?
Rien ! ».
-
C'est pas terrible, c'est ça ?, se lamente Jean-Paul. Roland
opine du chef. Mais Constance Chlore, c'est pas si mal, non ?
-
C'est pire !, assène Roland. Tu as vu sa tête ?
-
A mon fils ? Non, pas encore.
-
Non ! À Constance Chlore ! On dirait un boxeur qu'a
affronté Jake La Motta ! Sur tous ses portraits officiels il
lui manque le nez. Il se le serait fait bouffer que ce serait pareil.
-
Oh, mais ça c'est rien, c'est juste qu'il a été condamné à la
damnatio memoriae, alors on a effacé toutes les traces de son
existence et mutilé tous les portraits officiels, s'exclama
Jean-Paul tout guilleret... avant de se rendre compte du triste
destin qu'il préparait à sa progéniture.
-
Eh puis quoi ! Tu veux que tes 4 fils s'entretuent pour le
contrôle de l'Europe ? Jean-Paul, je t'avertis, l'existence de
tes fils précède peut-être leur essence, mais gare à la panne sur
la route du retour à Pont L'évêque !
-
Et si je mettais Constantin, à la place ? souffla Jean-Paul
d'une voix faible.
-
Personnellement, je trouve ce prénom un peu trop mythologique.
-
Tu veux dire mythique ?
-
Oui, enfin, ne joue pas sur les mots ! Mais il faut changer à
tout prix Galère !
-
Non, mais je crois que je vais laisser tomber les empereurs
romains...
-
Ah bon... ? fit Roland avec une lueur d'espoir dans les yeux.
-
Je me dis qu'il vaut mieux puiser mon inspiration dans la
littérature. Mais ne t'inquiète pas, j'ai compris la leçon :
pas d'excentricité. Je ne vais pas succomber à Athos, Porthos,
Aramis et d'Artagnan. En plus, il y aurait toujours un gosse dans la
cour de récré pour traiter Porthos de maçon si j'ai bien compris
ta théorie ?
-
Exact ! , fit Roland rayonnant, qui sentait que le dénouement
approchait.
-
Alors... que penses-tu de François, Michel, Claude et Dagobert ?
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