Alors
que les promotions en hypermarché (un acheté un gratuit, dix
achetés un offert) se multiplient afin d’attirer le chaland
toujours plus profond dans les filets de la grande distibution, alors
que le foncier public se brade (1 euro le m2 de terrain à Berrien,
Finistère Nord) pour retenir les services au plus profond de la
campagne bretonne, Tchin tchin reste le symbole de l'abondance et de
la libéralité commerciale.
Pourquoi ?
Parce que dès l’origine, elles ont contré l’idéologie du
travailler plus pour gagner plus, en offrant à ceux qui ne demandent
rien un surplus dont ils ne savent que faire ? Non, nous ne le
croyons pas.
Pour
identifier la différence Afflelou, pour comprendre de quoi Tchin
tchin est le nom, il nous faut revenir quelques années en arrière,
il faut remonter à la source.
1997
1997,
c’est l’année du protocole de Kyoto, où les grandes puissances
mondiales décident de sauver le monde en réduisant les émissions
de gaz à effet de serre, pour éviter que la couche d’ozone ne se
troue et que la terre ne s’embrase.
Pendant
ce temps, à Vera Cruz, Afflelou tente d’apporter sa pierre à
l’édifice.
1997,
c’est la création de l’offre « Forty » : quatre
paires pour 390 francs (76 euros actuels) soit 19 euros la paire.
Qu’est-ce au fond que la forty ? Et comment peut-elle sauver
le monde ?
Il
faut noter, c’est essentiel, que la forty ne s’adresse pas à
tout le monde : seulement pour les presbytes qui voient de loin
mais pas de près ; ce n’est pas un hasard, c’est une
réponse aux besoins du monde.
Ne
retrouvons nous pas ici les paraboles bien connues des « murs
de poussière » et de « la paille et la poutre » ?
« il a dit je retourne en arrière, il s’est brûlé les
yeux » ce qui ne serait pas arrivé avec les forty car au lieu
de ne regarder qu’au loin, il aurait pu voir très bien de près !
« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton
frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? »
parce que c’est ça, la presbytie, mon gars !
On
voit là au passage qu’on soulève le voile sur la face cachée des
paraboles bibliques : leur sous-texte médical.
Oui
la priorité est bien la presbytie. Et il ne faut pas trop de quatre
paires pour tenter de sauver le monde. Car seules les âmes simples
s’arrêteront à la référence quarantenaire du terme « forty »
et au but simpliste de vendre des lunettes de vue. En réalité, le
nombre à retenir, c’est bien quatre, quatre paires, et le but
ultime, déchirer les voiles de la connaissance, embrasser l’univers
dans sa totalité, se préparer au jugement dernier.
Quatre
paires, quatre fois deux huit, 8 = ∞, l’infini et l’au-delà,
voilà je n’ai rien à ajouter, il me semble que c’est clair.
Franc
succès pour Afflelou qui submerge le monde de l’optique française
avec ses lunettes.
L’argent
coulant à flots, le sexe facile, l’alcool, la drogue et les
séjours VIP au club med auront hélas raison de cette volonté
généreuse et œcuménique, et à l’austère forty succède
bientôt la froufroutante « sunny », quatre paires de
lunettes de soleil dans…. Une bouteille de desperados ?
presque ! dans une boîte à décapsuler...
En
1999, arrive Tchin tchin qui concrétise ce revirement radical, ou,
devrait-on dire, cette déchéance. Tchin tchin, ou une seconde paire
de lunettes pour 1 euro de plus. Tchin tchin, c’est la
convivialité, c’est la fête, c’est la santé, c’est le sea
sex and sun, tchin tchin, à la tienne, sauf que les deux paires de
lunettes ben c’est pour moi. On ne regarde plus au loin, c’est
l’ici et le maintenant. Plus question d’infini ni d’au-delà,
le fils prodige devient prodigue. La douce lumière du soir près du
feu devient une agressive lumière stroboscopique près des enceintes
hurlantes.
Mais
Afflelou est tiraillé. Pas facile de renoncer à sauver le monde,
même sous les spotlights.
Soudain,
alors même que les offres d’abondance optique se multiplient sur
le marché, il fait brutalement volte-face et lance Tercera en 2004.
Tercera,
c’est la troisième paire pour un euro de plus. Certes, tout cela
est bien beau, mais à quoi sert la troisième paire ? l’humain
moderne n’a que deux yeux, et une paire par œil c’est déjà
bien suffisant.
Plusieurs
hypothèses s’affrontent :
- Pragmatique : le besoin accru de lunettes de soleil compte tenu du réchauffement climatique ;
- Charitable : la fameuse « part du pauvre », gage de solidarité, que représenterait cette troisième paire venant s’ajouter à la dualité de tchin tchin nouvelle génération ;
Mais Tercera, c’est aussi un journal, dont le slogan est « piensa sin limites ». Voir sans limites, n’est-ce pas là un beau programme pour sauver le monde ? Tout s’éclaire : une paire pour l’œil droit, une paire pour l’œil gauche, et une paire pour le troisième œil.
La
célébre quête de spiritualité d’Afflelou revient au devant de
la scène.
Mais
le public ne comprend pas, le public s’en fout, le public jette sa
troisième paire de lunettes sans même assurer le tri sélectif, le
public n’est pas prêt à lâcher l’apéro et ses tchin tchin.
Afflelou
est tiraillé. Pas facile de renoncer à des dividendes, même pour
sauver le monde.
Soudain,
alors même que le monde célèbre la chauve souris qui comme chacun
sait, bénéficie d’un troisième œil intégré grâce à son
système d’écholocation, il fait brutalement volte-face et relance
Tchin tchin en créant « Tchin tchin nouvelle génération »
en 2011.
Alors
que le premier Tchin tchin faisait dans l’égoïsme optique, Tchin
tchin nouvelle génération propose une ouverture : la
seconde paire, c’est pour qui tu veux. Alors bien sûr, oui, on
peut trinquer joyeusement, chacun ses lunettes sur le nez, sans se
soucier du lendemain et de la presbytie qui guette.
Pourtant
Afflelou déclare que Tchin tchin nouvelle génération reflète un
état d’esprit du public « plus à l’utile qu’au
futile ». En effet on peut aussi donner, généreusement,
charitablement, sa seconde paire de lunettes à un autrui dans le
besoin, et assurer la fameuse part du pauvre ou préserver l’œil
de son prochain de la paille de l’embrasement terrestre. Ouf, les
deux personnalités d’Afflelou se rejoignent enfin pour ne faire
qu’une, autour du feu qui réchauffait son père et la troupe
entière de ses aïeux. Une oui, mais avec la deuxième pour un euro
de plus.
Mais
Afflelou, trop occupé à tenter de concilier toutes les facettes de
son identité, ne se rend pas compte que son produit est déjà
détourné.
Fi
de la charité, fi de l’apéro en duo sur la plage, avec deux
paires on peut échanger, on peut switcher, et la France des années
2010 ne s’en prive pas. Lunettes, appartements, partenaires,
portables, billets, savoirs, tout s’échange, tout le temps et
partout. Et pour seulement 1 euro, on peut passer de la solitude à
une joyeuse mêlée, et goûter à cette liberté toujours promise et
jamais acquise. Tant pis pour le message initial, l’utile, ça va
bien deux minutes, ici, on fait bien ce qu'on veut.
Las !
La créature a trahi son créateur ! Afflelou s'inquiète, le
message est brouillé, comment faire revenir du sens dans cette
explosion incontrôlée?
Soudain,
alors même que l’équinoxe de printemps (on dit équinoxe vernien)
se conjugue avec une éclipse solaire totale, Afflelou lance Win-Win
en 2015.
Win-win,
c'est l'austérité parfaite, le pragmatisme par excellence, le
contrôle total, l'offre indétournable. Grâce à win win, va-t-on
ramener le public à plus de bon sens, au goût du travail et aux
valeurs traditionnelles ? Win win va-t-elle effacer tchin tchin de
nos mémoires ?
Gageons
que non. Il est trop tard.
Tchin-tchin !
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