« Cherbourg avait
raison, Cherbourg avait raison. De nous fêter quand même. Avec ses
cargaisons. De coups d'accordéon. Et de coups de sirène. Il n'a pas
tant d'amours qui en valent la peine. Cherbourg avait raison,
Cherbourg avait raison... »
Cherbourg la divine,
Cherbourg la sérénissime. Plébiscitée par le public comme ville
du désir en 1961, Cherbourg, dont le fier destrier galope encore
alors sur la plage dédiée à son cher cavalier Napoléon,
Cherbourg, l'impériale, doit beaucoup de sa renommée internationale
à Frida Boccara, inoubliable interprète de Cherbourg avait
raison, en cette année 1961 qui voit Youri Gagarine s'ébrouer
dans l'espace.
Comment cette petite
fille de casbah née Danielle Frida Hélène Boccara à
Casa(blanca) le 29 octobre 1940 en vint-elle à chanter l'amour à
Cherbourg ?
Ce que ne dit pas la
grande histoire, la petite peut enfin le révéler...
A l'instar d'un Lortac,
pionnier de l'image animée, dont
les mots ("Je suis né le 19 Novembre 1884, à Cherbourg
(Manche). Je ne peux pas dire :"J'ai vu le jour", étant
venu au monde pendant la nuit".) demeurent connus d'une part
infime de nos concitoyens, il est temps, plus que temps de dire le
rôle joué par RF dans cette love affair, comme disent nos voisins
d'outre-atlantique.
RF,
qui d'autre ? Laisser croire encore un jour de plus qu'une telle
œuvre pouvait naître sous la plume d'un Eddy Marnay, ce n'est pas
seulement une atteinte aux droits d'auteur, c'est surtout une
atteinte à l'amour, atteinte à la passion entre deux
êtres faits
de chair, deux êtres faits de gestes, deux êtres faits de
passions1.
1959.
Roland Farthes, Roland Gérard Farthes de son vrai nom, a tout juste
20 ans. Il ne laisserait bien dire à personne que
c'est le plus bel âge de la vie, si Nizan ne l'avait fait avant lui.
En attendant des jours meilleurs, il assiste à l'incessant ballet
des paquebots transatlantiques sur le Quai de France.
Aimanté
par ces migrants en quête d'un monde meilleur, l'homme au carambar
guette l'inspiration quand apparaît devant lui le visage de Frida.
Tout le monde connaît bien sûr le texte de RGF écrit quelques
années + tard : « Frida appartient encore à ce moment du
cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus
grand trouble, où l'on se perdait littéralement dans une image
humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte
d'état absolu de la chair, que l'on ne pouvait ni atteindre ni
abandonner. Quelques années auparavant, le visage de Valentino
opérait des suicides ; celui de Frida participe encore du même
règne d'amour courtois, où la chair développe des sentiments
mystiques de perdition. »
Mais
pour l'heure, Roland Gérard n'est qu'un homme, rien qu'un homme2,
foudroyé par cette apparition, pour qui l'analyse sémiologique
n'est encore qu'un devenir.
Roland
Gérard pense plus légèreté de la cuisse et pigeonnement des
roberts qu'aux sentiments mystiques de perdition. C'est donc à corps
perdu que RGF laisse courir sa plume pour conquérir sa belle. Nuits
d'ivresse sans cesse renouvelées, nuits sans lune illuminées par
cette maîtresse femme qu'est Frida. Poète confirmé, Roland Gégé
se découvre épistolier de talent. Extrait :
« Mon
petit rossignol,
Casque d'or, coupe
au bol,
Hier
encore, sur les bancs de l'école,
Aujourd'hui
sous le charme de tes yeux de khôl,
De
ma vie, sois le premier rôle
Et
découvre pour moi la grâce de ton épaule.
Sans
toi, je ne suis qu'un saule
Pleureur,
juste un drôle.
Avec
toi, je vivrais même à Dôle. »
Séduite,
Frida accueille le compliment de son cadet d'un an avec le sentiment
d'avoir trouvé son Pygmalion. Très vite, Frida et Roland deviennent
inséparables. C'est la vie de Bohême, on s'aime sur la plage
Napoléon l'après-midi, on traîne le soir au casino. Le 23 juillet
de cette année là, l'été semble interminable, Frida et Roland
assistent à un gala de prestige de Roger Pierre et Jean-Marc
Thibault. Frida ne sait pas encore qu'elle s'y produira deux ans plus
tard, presque jour pour jour (le 14/07/1961) en vedette américaine
lors du passage de Johnny au casino de Cherbourg.
C'est
qu'entre temps, Roland a choisi de mettre sa plume au service de sa
dulcinée. Oubliés les rêves de sémiotique, Roland veut que le
rêve de Frida – elle a rencontré le manager des Platters
lorsqu'elle était jeune fille – devienne réalité.
Saisi
d'une fièvre lyrique, Roland écrit tour à tour L'orgue des
amoureux, Le grand Amour, La Seine à Paris, Les Amours du samedi, On
n'a pas tous les jours 20 ans, Les nuits et
bien sûr Cherbourg avait raison.
Chansons
de l'amour, de la jeunesse, de la nuit et de la géographie, ces
titres auréolés de gloire propulsent Frida dans une vie de galas
qui sera sa perte. Frida brûle la vie à cent à l'heure tandis que
Roland écrit et l'espère à Cherbourg.
Cette
vie qu'elle se choisit, Roland l'adore et l'abhorre. Loin d'elle, il
ne vit plus. Près d'elle, il n'existe plus. Fou de jalousie, il
poignarde Frida sur la scène du Casino alors que Johnny prépare son
récital. Gravement blessée, Frida est admise aux urgences de
l'hôpital. Roland quant à lui est interné en Suisse. On étouffera
l'affaire. Trop d'enjeux.
Vite
remise sur pieds, Frida remonte sur scène et connaît le succès
avec Cherbourg avait raison. Ironie de l'histoire, c'est le cadeau de
Roland qui lui vaut la renommée mais de ce Farthes, on ne veut plus.
On accole vite fait le nom improbable d'Eddy Marnay comme parolier,
la mode est aux anglicismes et RF retombe dans l'oubli...
Mais
le mal est fait. Cherbourg devient vite une destination à la mode.
On y croise Cary Grant, Spencer Tracy, Liz Taylor, Rita Hayworth ou
même Luis Mariano tout au long des années 1960. On vient y respirer
l'air de Farthes, y guetter son inspiration.
Certains
iront même jusqu'à plagier Roland. En 1963, 2 ans plus tard, on
tourne Les parapluies de Cherbourg. La ficelle est un peu grosse. Ou
encore à honorer : Bruno Gigliotti pense un temps prendre le
surnom de Rolando. Finalement, ce sera Orlando.
Que
reste-t-il de Roland tant d'années après ? Un souvenir,
quelques pellicules, un producteur de pacotille et ces mots :
Cherbourg avait raison...
1En
français dans le texte.
2«Ce
que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a protégé, du premier
jour, contre les séductions de "l'élite": jamais je ne
me suis cru l'heureux propriétaire d'un "talent" : ma
seule affaire était de me sauver - rien dans les mains, rien dans
les poches - par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne
m'élevait au-dessus de personne: sans équipement, sans outillage
je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me sauver tout entier.
Si je range l'impossible salut au magasin des accessoires, que
reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et
qui les vaut tous et que vaut n'importe qui».
Jean-Paul Sartre Les mots. 1964
E.L.
Commentaires
Enregistrer un commentaire