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L'épineux problème du noeud

Contrairement à sa réputation, le noeud n'est pas coulant. Non ! Et j'en parle en connaissance de cause. Je me souviens gamin, dans l'atelier de mon Pépé, à jouer avec son bric à brac, à m'inventer des mondes et des aventures façon Mac Gyver avec deux clous rouillés, trois boutons et deux bouts de ficelle. Justement, j'ai rapidement constaté que pour attacher la ficelle sur le clou, le simple noeud ou même le double ne suffit pas.
Il te faut un noeud coulant. 
Car le noeud glisse, oui, il glisse sur le clou et là tout ton plan est foutu, toute ton échappée brillamment menée de la station service dans laquelle tu t'es arrêté pour faire le plein, sur la route pour rejoindre ta soeur qui vit dans le Montana et que tu n'as pas vu depuis des lustres, parce que tu enchaînes sans répit les missions pour la fondation Phoenix et qu'à chaque fois que tu te dis que tu vas bien profiter de ta grasse mat' ou bien du pont de trois jours pour Thanksgiving, tu te fais agresser par des fourmis rouges géantes et carnivores ou bien tu découvres que la société de ton cousin Chuck n'est pas l'entreprise philanthrope qu'elle prétend être et que non seulement elle fait des rejets extrêmement toxiques dans la rivière qui passe juste derrière ta maison mais qu'en plus, sous couvert de vendre des manteaux en peaux de marmotte synthétique (comme c'est écrit sur les étiquettes des manteaux), hé bien, elle importe des peaux de bébés phoques albinos qui se font massacrer par troupeaux entiers, au coupe-coupe, voire à la tronçonneuse par des hordes d'Inuits analphabêtes et chômeurs, complètement ivres de sang et de vodka coupée au kérosène et qui ont l'impression, tellement ils sont défoncés, à poursuivre sur la banquise ces bébés phoques innocents avec leur magnifique peau immaculée et duveteuse, leurs petites moustaches noires et leurs grands yeux sombres qui semblent se poser sur le monde et sur ta sale gueule d'Inuit crasseux et bouffi par l'alcool et par une alimentation qui se limite au coca et aux barres Milky-way vendus dans le seul magasin d'état du village, et donc ces yeux magnifiques, ronds, grand ouverts, lumineux et pleins de vie qui semblent murmurer « Pourquoi ? », tandis que toi, tu t'acharnes à redémarrer péniblement le moteur de ta putain de tronçonneuse qui vient de caler à cause des – 40°C et au moment où tu lui défonces sa putain de gueule, t'as comme un flash, ça doit être lié à la gnôle, t'es vraiment mais vraiment persuadé d'être un putain d'Indien avec toute ta putain de tribu en train de botter le cul à ces putains de Yankees, et plus tu t'acharnes sur la gueule du phoque, avec l'odeur du sang et de l'essence qui se mélangent dans ton cerveau d'abruti aviné, plus t'es vraiment mais vraiment persuadé que vous leur mettez une de ces putains de branlées et que grâce à votre victoire héroïque vous allez créer un véritable rapport de force et à terme reconquérir toutes les terres que ces putains de blancs vous ont spolié et pourquoi t'es convaincu de ça, j'en sais rien, ça doit être chamanique, en tous cas, tout ça pour dire, que toi, Mac Gyver, t'as de jamais une minute de répit et que là pour une fois, tout roule, tout baigne, au poil et tu t'arrêtes, dans cette station service pour pisser un coup, acheter 2 litres de coca et quelques Milky-way, tu discutes et tu plaisantes avec Kévin, 8ans, pendant que sa mère, Jennifer, fait le plein de ta Jeep et juste au moment où tes yeux s'égarent sur les courbes de son corps, subtilement mises en valeur par sa salopette bleue et son pull jaune tricoté main, une horde de punks mexicano-Inuits débarque et braque la station service et toi, tu t'interposes, tu essayes de discuter avec eux en apôtre de la non-violence que tu es, tu tentes de les convaincre qu'ils font une connerie, mais comme ils sont défoncés à la Budweiser et aux amphèts, c'est à grands coups de claques dans ta gueule qu'ils te font taire et qu'ils t'enferment avec le gosse dans la remise de la station, pendant qu'ils gardent Jennifer et qu'ils commencent à la tripoter.
Et voilà, tu en es là, tu entends les cris effarouchés de Jennifer, y'a le môme qui te regarde avec ces grands yeux magnifiques de Kévin, tout sombres, tout ronds, pleins d'inquiétude et cette question qu'il n'a pas besoin de prononcer pour que tu l'entendes distinctement « Pourquoi ? », et toi, tu es là avec ton plan aussi magnifique que soudain, tu as prévu 1) de faire sauter le cadenas de la porte arrière de la remise avec le coupe-ongle de ton couteau suisse 2) de faire diversion en faisant exploser la pompe à essence pour camion avec du désherbant et une barre Milky-Way 3) de crever les pneus des punks à distance avec une sarbacane que t'as improvisée avec le pied d'une chaise et des coton-tiges que tu viens d'affuter 4) de t'enfuir dans ta Jeep et dans le soleil couchant avec Jennifer et Kévin, mais voilà, d'abord, tu as besoin d'accrocher ce putain de bout de ficelle à ce putain de clou, d'ailleurs toi, dans le garage de Pépé, t'as ni coca, ni Milky Way, ni couteau suisse, t'as juste ton bout de ficelle et ton clou et voilà, ça fait trois fois que ça se détache parce que t'as toujours pas pigé comment on fait la boucle du noeud coulant et tu sens que pour sauver Jennifer des sales pattes de ces Mexicanos en rut, ça va être coton.
Faut dire, et ça, t'as beau ne pas être bien vieux, l'âge de Kévin à peu près, mais tu l'as déjà remarqué, le noeud c'est quand même le prototype du truc qui fait chier par principe. Enfin, tu sais jamais trop si c'est le noeud qui veux te faire chier, ou si c'est ta vie toute entière qui t'envoie un message, qui t'annonces, là, déjà, à huit piges à peine, que t'auras jamais ce que tu veux au moment où tu le veux, mais qu'en plus tu es tout à fait susceptible d'avoir ce que tu voulais au moment où tu n'en veux plus.
Là, par exemple, ça fait maintenant dix fois que la ficelle glisse de ton vieux clou rouillé donc tu commences à fatiguer, tu mets en pause l'histoire de Jennifer et de Kévin au moment où les cris de Jennifer s'accentuent et tu as beau ne pas voir la scène car tu es enfermé dans la remise, tu crois bien qu'ils ont commencé à lui arracher sa salopette, donc pause. Tu accroches tout de même ta ficelle à un des boutons, c'est plus facile, t'as l'impression d'avoir fait quelque chose dans ta matinée et puis tu files te mettre à table, l'atelier du Pépé a beau être au fond du jardin, t'as bien entendu ta Mémé qui t'appelles.
Et pourtant, cet après-midi, lorsque tu voudras retirer tes godasses, pour mettre tes sandales et aller à la plage avec ta tante, tu le sais que tu vas galérer comme un damné pour défaire ce même noeud qui ne voulait pas tenir ce matin, peut-être même qu'il tenir si fort, qu'il va falloir que tu enlèves ta chaussure sans dénouer les lacets et là encore ça va, parce que t'es en vacances, t'as pas ta mère sur le dos mais avise-toi de refaire ça quand tu seras de retour à la maison et là tu vas en entendre parler de la déformation des chaussures et que ça coûte cher les chaussures c'est comme tout et que si on en prend pas soin, elles vont pas durer, et que je vais pas t'en racheter une autre paire et que t'iras à l'école en chaussettes etc, etc...
Et vas-y toi pour expliquer à ta mère que c'est pas ta faute, que c'est la faute du noeud qui ne tient pas quand t'as besoin de lui mais qui s'acharne quand tu veux qu'il dégage et qu'à cause de ça t'as pas réussi à sauver Jennifer et Kévin et que tu culpabilises et que c'est pour ça que t'as des mauvaises notes en classe. Enfin tu peux toujours essayer, ta mère est lancée comme un TGV sur les rails du « tu ne fais jamais attention à ce qu'on te donne », tu sens vaguement, fine mouche que tu es qu'il y a comme un reproche implicite du genre «  tu ne fais pas attention à nous », et donc tel le ruminant placide, tu regardes débouler le TGV, la bouche entrouverte et sans rien dire.

Donc tu as, une conscience aiguë et précoce, du fait que le noeud « pose problème » comme on dit sur France Culture. Pour l'heure, tu connais seulement RTL, la radio familiale. Tu te contenteras donc de « le noeud m'emmerde » ou « le noeud me fait chier ». Plus tard, puberté aidant, tu évolueras vers  « le noeud me casse les couilles » ou vers la forme raccourcie de « putain de noeud ».
Tu constateras aussi que cet épineux problème du noeud n'est le tien propre, mais qu'il est largement partagé par tes semblables, chacun essayant à sa manière de prendre sa revanche et de domestiquer le noeud. Ce qui n'est pas une mince affaire car, comme Shiva, le noeud est multiple. Certains se lanceront à corps perdu dans l'alpinisme, la pêche, ou le tricot, d'autres se rêveront chasseur de noeuds et épingleront leurs trophées achetés chez Casa au mur de leur salle à manger, tels des papillons exotiques, avec une petite étiquette entomologique sous chaque noeud, précisant son nom, la boucle chinoise, la boutonnière horizontale, le brêlage en étoile, la cravate anglaise, la pomme de trournevire, le noeud persan ou le tourniquet espagnol, négligeant au passage l'aspect poétique voire érotique de ces noms, aspect qu'ont bien saisi les amateurs de bondage.

Pour ma part, j'ai toujours du mal avec le noeud coulant, c'est pourtant pas compliqué, mais j'ai trouvé ma revanche avec les noeuds qui ne se nouent pas, ceux qui servent à amarrer un bateau au quai, ou ceux qui servent à accrocher un cerf-volant.
Et la nuit, secrètement, je rêve que je sauve Samantha et Kévin des mains de ces Inuits hirsutes en fabriquant un lasso avec de la ficelle de cuisine et nous nous enfuyons tous les trois, à bord de la Jeep, dans un grand nuage de poussière.
Fin de l'épisode.

F.B.

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